Le malaise des intermédiaires - Singularity academy
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Le malaise des intermédiaires

Ce qui complique un peu les choses c’est qu’au pays de la singularité les intermédiaires deviennent de moins en moins utiles. Les technologies de connectivité conjuguées à celles de la mobilité permettent de déléguer à la machine bien des routines. Du coup il y a aujourd’hui comme un malaise chez gestionnaires de routine et les cadres administratifs. Vont-ils être obligés prochainement à créer de la valeur ajoutée comme les autres : les techniciens, les commerciaux, les visionnaires et tous ces rigolos qu’ils regardaient jusque là avec dédain ? Avec l’affaiblissement de leur nécessité, les cadres administratifs voient leur prestige décliner. Il arrive qu’on les montre doigt comme des dinosaures en sursis.

Dans un monde sans intermédiaire, il n’est pas bon d’être un intermédiaire. Tous les intermédiaires d’aujourd’hui ont du souci à se faire. Uber menace les taxis, AirB&B les hôtels, aux USA l’automédication taille des croupières aux médecins, l’auto-formation sur iTunes ou sur un MOOCS est de plus en plus à la portée de tous, les prêtres ne servent plus à grand chose quand les spiritualités affranchies permettent à chacun de méditer à sa fantaisie.

Dans certaines de nos campagnes circule une drôle d’histoire, celle de la bouteille de vin achetée 5 euros chez Franprix. Elle aide à mieux comprendre l’articulation de notre société.

Quand le français moyen achète une bouteille de vin 5 euros, il doit savoir qu’un euro seulement revient aux travailleurs qui ont récolté le raisin, l’ont transformé en vin, ont mis le vin en bouteille, les ont stockées en cave, les ont distribuées partout en France, les ont tire-bouchonnées, les ont servies dans votre verre.

Un deuxième euro va au premier intermédiaire : le sale capitaliste qui possède la vigne ou du Château qui convertit la vigne en vin. Cet homme du deuxième euro s’est parfois contenté de naître et d’hériter d’une vigne et d’un château. Parfois il s’est un peu décarcassé dans sa jeunesse en prenant quelques risques et en organisant une chaîne de création de valeur.

Le troisième euro tombe on ne sait comment dans l’escarcelle d’un second intermédiaire qui s’est mis au service du précédent. Cet intermédiaire porte souvent une cravate et un col blanc. Il peut être avocat d’affaire, consultant, profession libérale. Il est parfois un financier habile, missionné pour faire « travailler » le patrimoine du sale capitaliste. Par des tours de passe-passe dignes d’un prestidigitateur, cet homme du 3ème euro va utiliser comme levier le travail réel du vigneron pour le créer de la valeur fictive sur les places financières. Tôt ou tard cette valeur fictive finira bien évidemment par s’évaporer dans l’explosion d’une bulle spéculative afin de recaler l’économie monétaire sur l’économie réelle. Le « tour de magie » revient au fond à transférer de la richesse de la poche de l’épargnant à celui du financier. Entretemps, l’homme du 3ème euro aura eu l’occasion de profiter de vacances bien méritées dans un resort à Miami tandis que l’homme du 2ème profite d’une retraite bien méritée dans un riyad à Marrakech.

Le quatrième euro revient en France à la plus grande partie de la population : celle qui ne travaille pas, ne travaille plus ou ne travaille pas encore. Cet ensemble bariolé regroupe pêle-mêle, comme à Venise au temps du carnaval, des personnes âgées chancelantes, des jeunes retraités pêtant la forme, des bébés criards, des écoliers studieux, des jeunes endormis sur les bancs de la Fac, des chômeurs dépressifs, des philosophes bavards, des petits filous experts en indemnités sociales, de grandes fripouilles sous les verrous, de braves gens en période de reconversion ou de formation dans le cadre d’un CPF ou des personnes de valeur simplement dépassées par la complexité du nouveau monde professionnel. Il est clair qu’aujourd’hui la technologie est si pointue, l’économie si productive, l’organisation sociale si nébuleuse que l’accès à l’emploi ne peut plus concerner qu’une minorité de français : les “battants” en bonne santé physique et mentale, hyperbalaises dans les nouvelles technologies comme dans l’art de se faire des amis. Les autres, il faut bien leur permettre de vivre si l’on veut retarder la révolution. Les révolutions sont rarement bonnes pour les rentiers. Comme par ailleurs nous sommes en suffrage universel direct et que ce peuple d’inactifs souvent involontaires, représente de très loin la majorité absolue, il est essentiel de prendre soin de lui, quel que soit le parti au pouvoir. Alors on a inventé le quatrième euro.

Quand au cinquième euro il est utilisé de manière parfaitement légale par les élus alliés à une fraction non négligeable des serviteurs de l’état, dont la mission est de redistribuer la richesse nationale. Deux euros seront ainsi prélevés dans la poche du travailleur actif du 1er euro. Un sera redistribué au peuple du 4ème euro. L’autre sera déposé dans les “frais de fonctionnement” des serviteurs de l’état. L’homme du 5ème euro redistribue le 4ème et le 5ème euro exactement comme l’homme du 3ème euro redistribue le 2ème le 3ème.

Evidemment tous ces intermédiaires s’entendent comme larrons en foire au ni vu ni connu du producteur de richesse primaire qui n’a souvent ni la culture ni le temps pour analyser ces mécanismes opaques. L’opacité est en effet la condition nécessaire du système. D’où la logique de la complication mystérieuse de votre déclaration d’impôt ou de votre bulletin de paye. C’est aux écrans de fumée qu’on reconnaît souvent les situations de rente. Car comme disait une copine, “quand il y a un flou il y a souvent un loup”.

Pour la petite histoire et pour en finir avec cette histoire des 5 euros, on pourrait esquisser une hypothèse à peine caricaturale. La coalition des 2èmes et 3èmes euros s’incarne en France dans la Droite républicaine. L’alliance du 4ème et du 5ème euro est incarnée par le Parti Socialiste. Quand aux travailleurs primaires du 1er euro alliés aux mécontents qui restent, il leur arrive dans un accès de désespoir devant une telle enfilade d’intermédiaires, de s’orienter vers les sirènes de l’Extrême Gauche ou du Front National. Force est de constater que leur voix se fait de plus en plus entendre, comme si on s’approchait d’un point de rupture.

Cette situation n’est pas vraiment nouvelle. L’Empire Romain s’est effondré sous le poids de sa propre complexité, de sa fiscalité écrasante, de son élite pléthorique de citoyens romains avide de jeux du cirque. La Révolution Française avait pour objectif de se débarrasser de castes de privilégiées devenues anachroniques et ruineuses. L’Histoire enseigne que les classes sociales sont éliminées quand elles se transforment en situation de rente inutiles.

Il est compréhensible qu’une partie de nos corps intermédiaires éprouvent parfois des blues.

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