La fin des sociétés de masse
Une société nouvelle émerge sous nos yeux ou plus exactement une non-société. Que se passe-t-il en ce moment à Montréal, Tokyo, Londres, New York ou Singapour ? Les modèles s’effacent, les corps sociaux se décomposent, la société se désintègre si l’on entend par société des mécanismes de masse auxquels nul ne saurait se soustraire. La règle de l’exception s’impose peu à peu comme la seule règle. La singularisation découvre ses mille et un visages, qu’elle soit biologique, médicale, psychologique, artistique, religieuse, amoureuse, familiale, managériale, pédagogique ou marketing. Ce qui était impossible techniquement autrefois – le traitement de la multitude au lieu des grandes masses – est en passe de devenir la grande affaire du 21ème siècle. La production d’énergie au sein de grandes centrales est remplacée par des grilles intelligentes qui permettent à chacun de produire de petites quantités d’énergie verte et de la partager de gré à gré. Les grands magasins (comme les chaines de librairies américaines) disparaissent peu à peu au profit de système de livraison ou production à domicile d’un article “customisé”. Il devient possible de fabriquer soi-même une trompette ou des couverts à l’aide d’une imprimante 3D. On commence à pouvoir se faire livrer un ordinateur n’importe quand n’importe où par un drone. Les grandes religions se font peu à peu doubler par des spiritualités en self-service comme au Japon où on peut cumuler quatre chapelles : naître dans le shintoïsme, vivre zen, mourir bouddhiste et se marier en robe blanche à l’église catholique. Les familles se décomposent et se recomposent. Les entreprises sont remplacées par des maillages de projets entrecroisés. Les mass media cèdent le terrain au labyrinthe des réseaux sociaux. Partout le pluriel remplace le singulier. Les compétences (au pluriel) succèdent au diplôme ou au métier (au singulier), les activités professionnelles à l’emploi salarié, les chambres d’hôtel au domicile fixe, les contrats provisoires aux engagements à vie. La démodélisation et la destandardisation s’emparent de tous les domaines et signent la fin des sociétés.
S’il y a une exception française inscrite au fil des siècles, c'est dans l’esprit de système, le goût des grands principes et le refus de prendre en considération les exceptions individuelles.
Un exemple remarquable concerne le triangle de fer : diplôme – métier – emploi. Dans certaines sociétés comme en France l’individu fut longtemps enfermé dans une fonction sociale étanche tout au long de sa vie. Absorbé par une entreprise il était bien vite enfermé à nouveau au sein d’une fonction technique bien précise et quelquefois d’un cube de murs appelé “bureau” équipé lui aussi de tiroirs à serrures. Comme l’abeille ou la fourmi, il était, au commencement de sa vie adulte, marqué au front d’une étiquette, d’un masque, d’un personnage qui noyait complètement la personne sans possibilité de renouvellement. Cela pouvait convenir à la France de 1947, à ses usines, à son industrie lourde ou à celle de la fin du XXème sicle avec ses grandes surfaces et ses multinationales bancaires. Aujourd’hui les secteurs qui se développent le plus vite et créent le plus d’emploi sont les secteurs dédiés à la santé, aux services de proximité, à la mutualisation des ressources sur le web, à la créativité sous toute ses formes. Tous ces secteurs qui vivent de leur agilité ne peuvent s’accommoder de toutes les rigidités néo industrielles. Pour fonctionner, ces activités organiques et en reconfiguration permanente ont besoin d’oxygène. Les diplômes n’y comptent pas. L’auto-apprentissage continu y est vital.
Un autre exemple concerne l’évolution des écoles partout dans le monde (ou presque). Le savoir étant désormais disponible sur des écrans à la maison, dans les transports ou dans les lieux publics, l’objet de l’éducation s’est déplacé du contenu à son incorporation. Un enseignant était il y a vingt ans un spécialiste du savoir. Il se doit d’être aujourd’hui un spécialiste de l’apprentissage, un cogniticien dédié aux mécanismes d’appropriation du savoir. L’école d’aujourd’hui n’a plus vocation à être une grosse boîte calquée sur le look d’une usine ou d’un bâtiment administratif. Son rôle est aujourd’hui de gérer une pluralité de mécanismes individuels d’apprentissage. Si “l’adaptive learning” est encore pour un temps le secret le mieux gardé de l’enseignement supérieur américain, cette technologie qui mêle algorithmes, psychologie cognitive et big data obtient déjà des résultats sans précédents. Créés en partenariat entre de grands éditeurs de contenu comme Pearson ou Pearsons et McGraw-Hill et de petites start-up comme Knewton, LoudCloud ou Smart Sparrow permet de personnaliser l’enseignement autant que pourrait le faire un professeur particulier qui accorderait parfaitement son emploi du temps à celui de l’élève.
Dans un monde en révolution l’école ne peut faire l’économie de la révolution, d’une inversion de ses pratiques, de ses principes et de ses croyances. Dématérialisée, délocalisée, destandardisée, despécialisée, démagistralisée, desintellectualisée il lui faut aujourd’hui pratiquer la formation inversée et au lieu de se concentrer sur les tâches à faible valeur ajoutée – la formulation du savoir que n’importe quel épisode de Disney Chanel présentera mieux qu’elle – se déplacer sur des tâches à forte valeur ajoutée comme l’organisation de tables rondes, d’expériences pédagogiques ou de projets en équipe. Au Danemark ou en Finlande on regroupe les adolescents par groupe de 6 pendant quelques semaines. Un projet collectif leur est alloué : par exemple réaliser un court-métrage en anglais sur une ville étrangère de leur choix et sous toutes les coutures : économique, touristique, écologique ou logistique. De vrais professionnels se tiennent à leur disposition sur leur lieu de travail : un urbaniste, le conseiller municipal chargé de la voirie, un spécialiste de la vidéo ou de la langue anglaise. Ici pas de diplômes ou de sanctions. L’essentiel est ailleurs : produire des créateurs de richesse.
Tous ces bouleversements représentent un véritable cauchemar pour la société française dont l’idéal historique se trouve à l’opposé, à la jonction de ses trois rêves fondateur : celui de Vercingétorix, celui de César et celui de Clovis. L’équilibre n’est vraiment pas facile quand il s’agit de conjuguer la liberté du Celte, le goût des du Romain pour l’organisation et l’égalitarisme du Franc. Depuis César la France a la passion de l’uniformité et depuis Clovis elle la fureur de l’égalitarisme. Cette obsession de l’égalité uniforme et réglementaire, du plat, du dur, du sûr se trouve aujourd’hui en conflit frontal avec un monde du mou, du flou, du fluide. S’il y a une exception française inscrite au fil des siècles, c’est dans l’esprit de système, le goût des grands principes et le refus de prendre en considération les exceptions individuelles. Bien entendu cela pose problème dans un monde où il l’exception est en passe de devenir la règle. Comme elle avait l’éclat du verre la civilisation française en a donc la fragilité. Reste l’amour de la liberté légendaire des gaulois. C’est peut-être dans son passé le plus lointain que la France trouvera la clef de son avenir.
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